Pourquoi un livre sur la domesticité ? 

Sorti en 2022, le livre “Servir les riches” est le fruit d’une enquête in situ de plusieurs années menée par Alizée Delpierre auprès des multimillionnaires et des domestiques. L’auteure a souhaité étudier les rapports entre ces deux mondes que tout oppose. En effet, la domesticité est une thématique que l’on connaît très peu, qui est peu abordée et rarement traitée. Le grand public ne connaît rien ou presque sur l’univers de la domesticité à temps plein chez les riches. Pour l’auteure, il s’agit là d’une confrontation sociale improbable : les très riches face à leurs domestiques (gouvernante, majordome, femme de chambre, lingère, nanny, cuisinier, chauffeur…), issus des classes populaires.

Dans une interview accordée à la chaîne YouTube Elucid, Alizée Delpierre explique le fossé et la différentiation qui existe entre les salariés des services la personne (auxiliaire de vie, garde d’enfants, cuisinier, jardinier, femme de ménage…) qui travaillent généralement à temps partiel pour un à plusieurs employeurs issus de la classe moyenne, et les domestiques qui sont employés à plein temps par des familles riches à très riches.

Enfin, l’auteure tient à rendre à César ce qui appartient à César. Alizée Delpierre emploie le mot domestique à dessein. A l’heure actuelle, ce terme peut choquer dit-elle car il renvoie à un rapport de subalternité impensable de nos jours. Mais Alizée Delpierre souhaitait mettre en valeur le fondement même de ce terme. Il vient du latin domesticus : qui est lié au foyer, une personne qui travaille au domicile de ses employeurs pour prendre en charge les tâches domestiques familiales. Il est aussi dérivé du latin domus : la maison, la demeure. 

Comment l’auteure s'y est-elle prise pour pénétrer dans le monde très fermé des grandes fortunes ? 

Telle une détective, Alizée Delpierre a réalisé une véritable enquête de terrain. Ayant fait une grande école, elle s'est appuyée sur propre réseau via les anciens élèves et les amis de ces derniers très fortunés. Ainsi, une centaine d’entretiens ont été menés avec des domestiques et des grandes fortunes. L’auteure voulait recueillir le point de vue de toutes les parties concernées. Elle cherchait à comprendre ce qui poussait les domestiques à vouloir travailler pour les riches mais aussi la raison intrinsèque qui poussait ces grandes fortunes à employer tant de personnels. En effet, Alizée Delpierre raconte qu’elle a été à la rencontre d’une famille extrêmement fortunée dans le sud de la France qui comptait pas moins de 75 domestiques. Son but était également de saisir cette relation si particulière entre ces deux univers et démontrer les intérêts réciproques (mais aussi un peu tortueux) entre dominants et dominés.

Sans grande surprise, on apprend dans “Servir les riches” qu’il existe deux factions de multimillionnaires en France : les héritiers (soit les aristocrates qui héritent du statut économique de multimillionnaire et de la domesticité dans laquelle ils ont toujours vécu) et ceux qui ont acquis leur richesse par eux-mêmes (PDG de grandes entreprises, trader, grand banquier, marchand d’art etc.). Alors que les aristocrates “pures souches” dixit l’auteure, fréquentent les clubs très élitistes comme le Jockey club (qui ne compte qu'un nombre restreint de 1200 membres), les nouveaux riches sont cantonnés à des clubs un peu moins prestigieux à l’image du Rotary club. C’est chez ces derniers qui possèdent la puissance économique, qu’on trouve le plus de domestiques affirme Alizée Delpierre car ils font dans la surenchère. Ils veulent montrer leur domination face aux “aristos cultivés”. Du côté des domestiques, pour l’auteure, ils vivent une forme de richesse par procuration car travaillent, évoluent, “s’épanouissent” (si l'on puis dire) dans de beaux quartiers. De plus, il est valorisant pour eux d'être au plus près de personnes qui cumulent les succès.

L’auteure a également donné de sa personne puisqu’elle a aussi fait partie du réseau des domestiques des grandes fortunes en se faisant embaucher en tant que nanny par une famille très riche durant un an (à temps partiel), puis 4 à 5 mois dans une autre famille toute aussi fortunée. 
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Le côté sombre du milieu des domestiques

Alizée Delpierre aborde tous les aspects de la domesticité. Elle aborde dans son livre le recrutement stéréotypé des hommes et des femmes au service des plus riches qui ne se fait jamais sur CV. Dans ce milieu, le physique est fondé sur la compétence donc sur des stéréotypes. Ainsi, on ne choisira jamais une femme trop belle parce qu’elle est susceptible d’être moins besogneuse car trop occupée à séduire. La couleur de peau est le premier facteur de sélection avec le genre. Il est par exemple admis que les nounous noires sont les plus maternantes pour s’occuper des jeunes enfants et les plus robustes physiquement pour pouvoir soulever les poussettes. Alizée Delpierre parle d’un imaginaire post colonial.

Les domestiques qui travaillent pour les grandes fortunes sont certes très bien rémunérés. En effet, les salaires peuvent débuter à 2000€ pour atteindre les plus de 12 000€ pour les postes de manager, et les évolutions de carrières sont possibles (par exemple : une employée peut passer du poste de femme de ménage à celui de gouvernante). Mais à quel prix ? Vivant (pour la plupart) à demeure chez leurs employeurs, ils sont disponibles de jour comme de nuit, de 6h du matin à minuit. Ils sont donc corvéables à merci, prêts à répondre à la moindre exigence et extravagance de leurs employeurs. Fatigués et sous-pression, ils n’ont plus de vie. Le salaire peut sembler confortable mais ne correspond absolument pas au nombre d’heures de travail effectuées. La sociologue explique également que les domestiques se sentent redevables de leurs riches employeurs car ils perçoivent un “bon salaire”, des avantages en nature (bijoux, fleurs, places de concert…) et des confidences très personnelles en prime. Elle fait référence à l’exploitation dorée dans la mesure où les dominés deviennent les amis et les confidents des dominants.

Alizée Delpierre parle de maltraitance, d’esclavagisme moderne, de harcèlement, de viols, de violence physique et psychologique. Elle a d’ailleurs relaté en interview pour Konbini, la triste histoire de domestiques obligés de porter des couches pour être plus rapides et ne pas devoir à aller aux toilettes de la journée.