Un monde de promesses

“Meilleure productivité au travail, efficacité démultipliée, réduction du temps de transport, équilibre retrouvé entre vie professionnelle et vie privée, baisse significative du stress, motivation déployée, réduction de l’espace de bureau nécessaire”, tels sont les principaux arguments avancés par de nombreux présidents de groupes internationaux, nationaux et start-up pour justifier le recours massif au télétravail au plus fort de la crise sanitaire. Ce nouveau mode d’organisation de travail permettait d’éviter la propagation du virus tout en améliorant la productivité. Et pour maintenir les liens entre collègues, informer de l’avancée des projets et des problématiques, les entreprises n’avaient pas hésité à mettre très rapidement à la disposition des salariés, des outils et plateformes de communication. Les visioconférences étaient légion !

Les dirigeants, managers et responsables Ressources humaines promettaient de conserver après le Covid-19 ce mode de travail à distance, qui assurait (aussi selon leurs dires) un équilibre parfait entre vie privée et vie professionnelle. Pourtant, deux ans à peine après le Covid, la plupart des grands patrons de la high-tech américaine (suivis de très près par les autres sociétés) reviennent sur leur décision. Serait-ce l’heure du retour définitif des employés sur site dans le pays de l'American Dream ? La réponse est un peu plus nuancée… Pour le moment.  

Ces grandes firmes américaines qui reviennent sur le télétravail

Facebook 

Mark Zuckerberg, le PDG de Meta (Facebook, Whatsapp, Instagram) était l’un des premiers présidents de groupe à donner l’exemple et mettre en place le télétravail dans sa société pendant la crise sanitaire. Ainsi, le très connecté big boss a passé beaucoup de temps loin du quartier général de Meta, restant en Californie la moitié du temps, et en télétravail l’autre moitié.

Citée par le Wall Street Journal en 2022, Tracy Clayton, la porte-parole de Meta, expliquait que ces dernières années ont apporté de nouvelles possibilités quant à la façon de travailler au sein du groupe. “Nous croyons que la façon dont les gens travaillent est bien plus importante que l’endroit d’où ils travaillent”, a-t-elle ajouté.

Oui mais voilà, en 2023, le discours est tout autre. On assiste à un vrai revirement de situation ! Meta a demandé le retour au bureau de son personnel 3 jours par semaine à partir du mois de septembre 2023. Le site Working Life souligne que, dans un contexte de licenciements massifs dans sa société, Mark Zuckerberg a mis l'accent sur l’importance du travail en présentiel. Ainsi, dans un e-mail adressé aux employés de l’entreprise annonçant le licenciement de 10 000 personnes, le patron de Meta encourage les employés à “trouver plus d’opportunités pour travailler avec leurs collègues en personne“, notifiant que les données de performance montrent que les ingénieurs ayant travaillé en présentiel ont obtenu de meilleurs résultats en moyenne que ceux ayant travaillé à distance.

Selon lui, cette analyse montre également que les ingénieurs en début de carrière sont plus performants lorsqu’ils travaillent en présentiel avec leurs collègues au moins trois jours par semaine. “Cette situation mérite une étude approfondie, mais notre hypothèse est qu’il est plus facile de construire une relation de confiance en personne et que ces relations nous aident à travailler plus efficacement“, a-t-il écrit dans son e-mail. 

Amazon

Alors qu’en octobre 2021, Andy Jassy, le PDG d’Amazon, le géant américain du e-commerce, laissait la liberté aux managers de décider de la fréquence à laquelle les salariés reviendraient au bureau, écrivant dans un e-mail envoyé aux employés : “Au lieu de spécifier que les gens travaillent trois jours par semaine au bureau, nous allons laisser cette décision aux équipes individuelles. Cette décision sera prise équipe par équipe au niveau du manager. Nous nous attendons à ce qu’il y ait des équipes qui continueront à travailler principalement à distance, d’autres qui travaillent à distance et au bureau (...) Nous ne prescrivons pas intentionnellement combien de jours ou quels jours — c’est aux administrateurs de déterminer avec leurs dirigeants et équipes”, en 2023, il y a comme un changement de direction.

Les employés d’Amazon sont sommés de se rendre au bureau 3 fois par semaine à partir du 1er mai 2023. Dans une note interne envoyée par e-mail à ses employés et diffusée sur le blog d’Amazon, Andy Jassy justifie ce virage en plaidant la nouvelle politique placée sous le sceau de la culture d’entreprise, invitant à une meilleure collaboration pour favoriser l’apprentissage et la cohésion. “Je sais que pour certains employés, s’adapter à nouveau à une nouvelle façon de travailler prendra du temps (...) Mais je suis très optimiste quant à l’impact positif que cela aura sur la façon dont nous servons et inventons au nom des clients, ainsi que sur la croissance et le succès de nos employés.” a-t-il asséné.

Dans un contexte d’anxiété salariale face à la possibilité d’une récession économique, de réduction des coûts et de suppression de 27 000 postes chez Amazon depuis novembre 2022, Andy Jassy a tenté de devancer la réprobation de ses salariés et de les rassurer en annonçant que des systèmes seront mis en place pour faciliter la mise en oeuvre du retour au bureau, ajoutant : “nous savons que ce ne sera pas parfait au début, mais l’expérience de bureau s’améliorera régulièrement au cours des mois (et des années) à venir”. 

Google 

En 2020, Google a été l’une des premières grandes entreprises technologiques à autoriser le télétravail pour l’ensemble de ses employés. Aujourd’hui, la donne a changé. La société californienne exige ou plutôt exhorte le retour au bureau de son personnel 3 jours par semaine. Les ressources humaines de Google vont même aller jusqu’à inclure le temps passé au bureau dans les évaluations de performance.

Au début du mois de juin 2023, une note interne rédigée par Fiona Cicconi, responsable des Ressources humaines, ne fait plus aucun doute : “Pour ceux qui télétravaillent et qui habitent près d'un bureau de Google, nous espérons que vous envisagerez de passer à un emploi du temps hybride. C'est dans nos bureaux que vous serez le plus en contact avec la communauté de Google”. Mais encore, “À l'avenir, nous ne prendrons en compte les nouvelles demandes de travail à distance qu'à titre exceptionnel” est-il précisé. De plus, certains employés verront désormais leurs badges contrôlés pour s'assurer qu'ils se rendent bien au bureau trois jours par semaine. Et, si un employé ne respecte pas la règle des 3 jours par semaine au bureau, la personne recevra un appel des RH pour lui indiquer “les prochaines étapes”.

Dans une situation économique également délicate pour Google, le licenciement de 12 000 collaborateurs dans le monde étant en cours, revenir travailler dans les locaux de ce grand groupe après la pandémie ne confère plus les mêmes avantages que par le passé. Fini les abonnements gratuits à la salle de sport, les repas et les collations gratuits, les massages anti-stress, les coiffeurs ou pressing à l'œil…

Farmers Group, Apple, Tesla, Twitter et les autres…

Après avoir permis à une majorité d’employés d’exercer la totalité de leurs tâches à distance en 2021 pour éviter la propagation du coronavirus, l’assureur américain Farmers Group a demandé dès 2022 à 60% de ses 22 000 salariés en télétravail de revenir dans les locaux au moins 3 jours par semaine.

Elon Musk, le très célèbre PDG de Tesla (le constructeur automobile de voitures électriques de luxe) connu entre autres pour son impulsivité, a quant à lui demandé dès 2022, aux cadres de revenir travailler dans les locaux de la société au minimum 40 heures par semaine. L’objet de la note envoyée par mail aux cadres était intitulé : “Le télétravail n’est plus acceptable désormais”. Dans le cas contraire, ils sont conviés à quitter l’entreprise. Il précise également qu’ “il examinera et accordera lui-même les demandes de télétravail à des contributeurs particulièrement exceptionnels”.  Selon Elon Musk, travailler en présentiel a un impact sur la performance et la culture d’entreprise, “culture d’excellence” chez Tesla. Il affirme aussi que “créer des produits révolutionnaires, significatifs et excitants ne peut pas se faire en téléphonant”.

La holding financière JPMorgan Chase & Co va encore plus loin. Dans une note interne adressée à ses salariés le 12 avril dernier, il est demandé aux directeurs d’être sur site 5 jours par semaine et, il est rappelé aux employés leur obligation de présence sur 3 ou 5 jours en fonction de leur activité. Dans cette même note, la banque dit regretter que “certains salariés ne répondent pas à leurs impératifs de présentiel” et estime que “les directeurs doivent être visibles sur le terrain, rencontrer les clients, coacher et conseiller les équipes et toujours être accessibles pour des réunions impromptues ou des feedbacks”. En cas de non respect de ces mesures, il est notifié que des actions disciplinaires seraient prises.

Pour les employés de bureau de grands groupes tels que : Starbucks, Walmart, Walt Disney Co, Twitter, OpenAI (ChatGPT) ou encore Apple, la décision d’un retour au bureau à temps plein ou le travail hybride (c'est un mixte entre le travail à distance et en présentiel) a clairement été prise, ne souffrant d’aucune négociation. En cas de non respect de ces mesures, certaines de ces sociétés agitent même des perspectives de licenciements. Pourtant, les salariés ne l’entendent pas de cette oreille. 
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La colère gronde dans les rangs des salariés outre-Atlantique 

Les salariés du groupe Amazon sont vent debout contre la décision qui a été prise par son PDG d’imposer le travail sur site 3 fois par semaine. Ainsi, au siège social de la société basée à Seattle, ils étaient des centaines de salariés à manifester au mois de mai dernier pour exprimer leur mécontentement. Pour The Guardian, Church Hindley, une ingénieure en assurance qualité estimait que le travail à distance lui permettait de vivre une vie meilleure, plus saine et apaisée : “Je ne suis pas faite pour le travail au bureau. Je fais face à la dépression et à l'anxiété. Depuis que je travaille à distance, j'ai pu arrêter mes médicaments contre l'anxiété et commencer à vivre ma vie” déclarait-elle.

Le mouvement de grogne et de colère le plus retentissant et le plus médiatisé provient des salariés de Farmers Group. Suite à l’annonce de son nouveau PDG Raul Vargas d’imposer un retour sur site 3 jours par semaine, des milliers de commentaires ont fusé à l’encontre de cette mesure. Elle est vécue par les salariés comme une trahison. En effet, après avoir autorisé la majorité de son personnel à travailler à distance à 100% en 2021, certains avaient complètement réorganisé leur vie, déménageant à des centaines de kilomètres de leur lieu de travail pour se rapprocher de leur famille, vendu leur voiture, réorganisé la structure familiale etc. “J’ai vendu ma maison pour déménager près de mes petits-enfants (...) Très triste d’apprendre que j’ai pris cette décision en me basant sur un mensonge”, ce témoignage émanant de la messagerie interne du groupe basé à Los Angeles, a fait le tour des médias et des sites en ligne d’information. Pour justifier son retournement de veste, à l’instar de ses consoeurs, Raul Vargas avance comme principaux arguments : le besoin de collaboration, d’innovation et de créativité. Seulement les salariés  de Farmers Group ne l’entendent pas de cette oreille. Quelques mois plus tôt, la précédente direction avait admis que la productivité et les résultats de l'entreprise durant la pandémie de Covid-19 avaient sensiblement augmenté au moment où le travail à distance était généralisé.

Quelques mois plus tôt, en 2022, les employés d’Apple menaçaient de démissionner suite à la décision unilatérale de la direction d’imposer un retour au bureau d’au moins 3 jours par semaine. Dans une lettre adressée à la direction d’Apple en mai 2022, par un groupe de salariés, ils indiquent : “Nous ne demandons pas que tout le monde soit obligé de travailler à domicile. Nous demandons de décider nous-mêmes, avec nos équipes et notre responsable direct, quel type d'arrangement convient le mieux à chacun d'entre nous, que ce soit dans un bureau, à domicile ou une approche hybride. Arrêtez de nous traiter comme des écoliers à qui il faut dire quand être où et quels devoirs faire.” Pour eux, il est exclu de recommencer à faire la navette entre leur domicile et leur lieu de travail et encore moins de “rester assis plus de 8 heures par jour”. Selon eux, leur sécurité, leur bien-être et leur santé mentale sont en jeu.

La multiplicité des débrayages, des manifestations, des pétitions et des protestations de salariés de grands groupes dans un pays où productivité, compétitivité et implication totale au travail sont les maîtres-mots, témoignent d’une réelle volonté de changer les choses et ne plus se voir imposer des décisions prises en haut lieu. Il n’est pas question pour eux d’accepter une organisation de travail appartenant à un passé révolu, même sous le mode du travail hybride pour certains. Ils veulent avoir la liberté de choisir. C’est indéniable, les employeurs doivent faire preuve de plus de flexibilité. 

La grande hypocrisie des patrons ? 

Quelques mois seulement après le pic de la pandémie, un grand nombre de dirigeants de sociétés américaines sont revenus sur leur parole donnée, imposant, sans concertation aucune, le retour au bureau en mode hybride dans un premier temps (2 à 3 jours obligatoires voire plus) sous peine de sanctions. Ainsi, le travail à distance tend à devenir, au fil des mois, une exception voire un privilège. Mais pourquoi ce virage à 180 degrés ?

Les dirigeants de sociétés considèrent dans leur ensemble que le télétravail nuirait à la créativité, à la productivité et à l’esprit d'équipe. Certains pointent même le manque d’implication de leurs salariés qui travaillent à distance. Mike Steinitz, directeur exécutif principal du cabinet de recrutement Robert Half déclarait : “On a le sentiment que l’innovation, la créativité et la collaboration peuvent souffrir lorsque les équipes sont séparées”. Une enquête menée par ce cabinet de recrutement révèle que 92% des managers préfèrent que leurs équipes travaillent sur site. “Ils pensent que les employés sont tout simplement plus productifs au bureau. Ils estiment également que c’est important pour le mentorat et la formation des employés nouveaux et existants” précise Mike Steinitz. Et pour le PDG d’OpenAI (créateur de ChatGPT) Sam Altman, le télétravail doit être considéré comme une simple expérience. Selon lui, c'est l'une des pires erreurs commises par l'industrie technologique que de penser que tout le monde peut travailler à distance sans perdre sa créativité.

Seulement, les raisons avancées ne peuvent pas être vérifiées dans la mesure où les études sur ce sujet sont pour l’heure très contradictoires. Mais au fond, si de plus en plus de firmes rappellent leurs employés au bureau, ne serait-ce pas pour mieux pouvoir contrôler et vérifier le bon accomplissement des tâches ?

Par ailleurs, ces sociétés, très attachées à la culture d’entreprise mais finalement peu adeptes aux changements d’organisation du travail semblent profiter d’une situation économique tendue et d’un marché de l’emploi en difficultés (inflation galopante, licenciements, ralentissement des embauches) pour faire revenir leurs salariés en masse au bureau. 

Doit-on s’attendre à ce même rétropédalage des grands patrons en France, s'interroge le site L'Usine Nouvelle ? Pas vraiment car, la situation n’est pas la même. Selon une étude publiée en février 2023 du consortium Future Forum, 8% des employés de bureau télétravaillent à 100% en France, contre 23% aux Etats-Unis. Par ailleurs, le travail hybride est plus présent en France. Dans notre hexagone, le télétravail fait également suite à des échanges et dialogues entre employeurs et représentants des salariés alors qu’aux Etats-Unis, les décisions sont prises de façon unilatérale et plus descendante, par le grand patron ou un petit groupe de managers seniors, conclut l'article.

Autres sources : FZN, Capital, La Tribune de l'Hôtellerie, L'ADN.